Dans une culture sportive obsédée par les succès précoces, le Canada passe peut-être à côté de certains des meilleurs athlètes, les « dormants », ceux qui se développent plus tard, défiant les schémas traditionnels du talent. Joe Baker, éminent spécialiste du développement des talents et professeur à la faculté de kinésiologie et d’éducation physique de l’Université de Toronto, estime qu’il est temps de changer le discours sur la manière dont nous identifions et cultivons le potentiel athlétique.
« Les performances précoces ne sont pas toujours un indicateur fiable de la réussite à long terme », affirme M. Baker. Les recherches qu’il mène à l’Université de Toronto remettent en cause l’idée reçue selon laquelle les athlètes doivent se montrer prometteurs très tôt pour réussir. Les systèmes sportifs actuels ont tendance à négliger ceux qui n’excellent pas à un jeune âge, mais M. Baker affirme que le développement est beaucoup plus complexe.
Il souligne que les processus de sélection rigides dans les sports de jeunes font partie du problème. Selon lui, ces processus écartent souvent les athlètes tardifs, ceux qui, bien qu’ayant fait preuve de capacités modestes au début, pourraient avoir un potentiel égal ou supérieur pour exceller plus tard avec le soutien adéquat.
Le développement du talent n’est pas une ligne droite et de nombreux athlètes sont prématurément mis à l’écart parce qu’ils ne satisfont pas aux premiers critères.
« Pour nous, c’est la racine du problème. Nous pensons pouvoir déceler les futurs talents dès le début du développement et nous choisissons les athlètes en fonction des attentes que nous avons, explique-t-il. Mais si l’on considère le domaine de la recherche dans son ensemble, on sait très peu de choses sur l’engagement précoce de l’athlète dans le parcours de développement. Et la plupart de nos connaissances portent sur des exemples de réussite et sur leur suivi à rebours, plutôt que sur des athlètes qui sont actuellement dans le système et sur leur suivi à rebours. »
Prévoir quels sont les athlètes qui s’épanouiront à des niveaux de compétition plus élevés est une tâche redoutable, dit M. Baker, et la complexité de ce défi est souvent sous-estimée.
« Nos recherches ont montré à quel point le système est monstrueusement compliqué », explique-t-il. Malgré cela, le système oblige continuellement les entraîneurs, les recruteurs et les administrateurs à prendre ces décisions à fort enjeu, souvent sans les ressources ou le soutien nécessaires.
« Nous demandons aux gens de prendre des décisions extrêmement difficiles avec des outils limités, qu’il s’agisse des ressources des installations ou de la formation complète des entraîneurs, car il n’y a tout simplement pas assez d’entraîneurs performants ou compétents pour tout le monde. »
M. Baker souligne que ces décisions sont souvent erronées, non pas nécessairement par incompétence, mais parce que la tâche elle-même est truffée de biais et d’incertitudes. « Cela peut être dû au fait que les biais qu’ils ont interfèrent avec la précision de ces décisions, ou que la chose que nous essayons de prédire est si compliquée que nous ne devrions pas le faire en premier lieu », explique-t-il.
Ce qu’il faut en retenir? « Peu importe lequel de ces éléments est à l’origine du problème. La réalité est que nous devrions essayer d’éviter cela autant que possible. »
Un regard plus large sur le développement
Les idées de M. Baker s’appuient sur des années de recherche sur la façon dont les athlètes se développent et s’épanouissent. Il a étudié le cheminement à long terme du talent et a découvert que la résilience psychologique, l’adaptabilité et la capacité d’apprendre de manière indépendante sont souvent plus révélatrices que les premiers succès.
« Pour nous épanouir, pour prospérer, nous devrions concevoir un système qui permette à cette personne de prospérer au lieu de se demander comment rendre sa pratique aussi intense que possible. Cela n’a probablement rien à voir avec l’intensité de l’entraînement, mais plutôt avec le développement de capacités d’adaptation ou la possibilité de faire preuve de résilience. C’est ce genre de choses qui transforme un enfant de neuf ans en un adulte compétent. »
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Il convient d’accorder plus d’attention à ces facteurs, car ils peuvent être les moteurs cachés de l’éclosion tardive des athlètes, explique M. Baker.
Ses recherches sur l’apprentissage autorégulé dans le domaine du sport sont particulièrement révélatrices. Les athlètes qui maîtrisent la capacité à s’autoévaluer, à se fixer des objectifs et à adapter leur entraînement de manière indépendante ont tendance à surpasser leurs pairs. Ce sont ces compétences qui permettent aux athlètes de continuer à s’améliorer, même lorsqu’ils sont confrontés à des échecs ou qu’ils ne brillent pas tout de suite.
Certaines études ont montré que des mouvements oculaires distincts permettaient d’identifier les dormeurs. Connu sous le nom de « comportement du regard », souvent négligé dans l’identification des talents, M. Baker cite les recherches de Dan Fortin-Guichard, post-doctorant dans son laboratoire, qui ont renforcé certains facteurs.
« La plupart du temps, lorsque nous réfléchissons aux besoins des athlètes, nous nous concentrons sur la démonstration de compétences techniques ou de capacités physiques, explique M. Baker. Mais si vous pensez à des sports comme le hockey sur glace, le soccer ou le basketball, une grande partie des différences sur le plan de la haute performance sont d’ordre cognitif et non physique. »
L’étude de M. Fortin-Guichard a montré que la stabilité du regard, ou « l’œil tranquille », c’est-à-dire la stabilité du regard, est en corrélation avec de meilleures performances, ce qui donne des indications sur la prise de décision et l’anticipation. Selon M. Baker, c’est peut-être dans cet avantage cognitif que réside le véritable potentiel, mais les systèmes traditionnels d’identification des talents en tiennent rarement compte. Les entraîneurs, même s’ils n’ont pas reçu de formation officielle sur le comportement du regard, comprennent instinctivement son importance grâce à des instructions de base telles que « ne quittez pas la balle des yeux », ce qui renforce l’importance de ces indices subtils dans le développement des athlètes d’élite, ajoute-t-il.
Maîtres du sport
L’expérience des athlètes Masters, c’est-à-dire des quadragénaires, des quinquagénaires et des plus âgés, offre de précieuses indications sur la manière dont nous envisageons le talent et la performance tout au long de la vie. M. Baker souligne que les seniors actifs d’aujourd’hui ont grandi dans un système sportif très différent, qui privilégiait le plaisir, l’interaction sociale et l’épanouissement personnel par rapport à la compétition et à l’identification précoce des talents.
La génération actuelle de seniors n’est pas issue d’un système de développement du sport trop axé sur l’identification des talents, note M. Baker. Le sport était quelque chose que l’on faisait parce que c’était amusant et social. Il craint que l’accent mis sur la haute performance et la spécialisation précoce dans les sports pour jeunes d’aujourd’hui ne compromette l’engagement dans l’activité physique tout au long de la vie.
« Nous pourrions rendre le sport moins agréable et trop stressant, ce qui pourrait avoir un effet négatif sur la participation future de ces personnes à mesure qu’elles vieillissent », ajoute-t-il. Cette perspective remet en question la dichotomie actuelle entre la haute performance et la participation, suggérant qu’une approche plus intégrée pourrait favoriser à la fois le talent de l’élite et l’engagement sportif tout au long de la vie.
Leçons tirées de l’étranger et changement de jeu
M. Baker compare l’approche du Canada à celle de pays comme l’Australie, où les programmes de développement des talents sont conçus pour être plus inclusifs et plus patients. En Australie, on a compris que le talent émerge de différentes manières et à différents moments. Dans l’ensemble, leurs systèmes sont plus souples, ce qui permet aux athlètes de développer leur potentiel.
Il suggère que le Canada pourrait bénéficier de l’adoption de stratégies similaires. Nous devons nous interroger : Donnons-nous à tous nos athlètes une chance équitable ou sommes-nous trop prompts à juger sur la base des premières performances?
Perspectives d’avenir
Pour M. Baker, la voie à suivre est claire. Le Canada doit créer des environnements qui favorisent davantage la diversité des calendriers de développement. Cela signifie qu’il faut repenser la façon dont nous dépistons, entraînons et développons les athlètes.
Cette évolution nécessiterait également un changement culturel dans la manière de mesurer le succès. Il ne s’agit pas seulement de gagner tôt, affirme M. Baker, mais aussi d’assurer un développement durable et de veiller à ce que tous les athlètes aient la possibilité d’atteindre leurs pleines capacités, quel que soit le moment où ils atteignent leur apogée.
« Il s’agit de reconnaître qu’il ne s’agit pas d’une équation à résoudre. C’est un processus qu’il faut nourrir et faciliter, explique M. Baker. Ainsi, si nous décomposons le processus et le défi, nous créerons un système complètement différent pour le développement des athlètes, car ce système nous obligerait à impliquer le plus grand nombre de personnes possible jusqu’au plus tard possible. Si nous faisons cela, nous nous occuperons mieux des athlètes et de la manière dont nous leur donnons un retour d’information dans de nombreux sports, en particulier au début de leur développement. »
Pour en savoir plus sur les travaux et les recherches de M. Joe Baker :
- Publications : https://www.bakerlab.kpe.utoronto.ca/
- Livre : The Tyranny of Talent: How it compels and limits athletic achievement… and why you should ignore it