
Imaginez qu’on vous demande de courir un sprint de 100 mètres avec des chaussures deux tailles trop grandes. Vous pourriez bourrer l’avant avec des chaussettes, les lacer très serré, voire coller les semelles à vos pieds avec du ruban adhésif. Mais peu importe vos efforts, vous ne pourrez jamais vraiment courir à votre plein potentiel. Maintenant, imaginez que ce soit votre première expérience sportive, et que chaque entraînement, chaque match et chaque tentative de progression soient conditionnés par un équipement inadapté.
Selon Tessa Gallinger, conseillère en sciences de la performance pour le Comité paralympique canadien (CPC) et À nous le podium, c’est exactement ce que vivent aujourd’hui trop de para-athlètes. On leur fournit soit de l’équipement « prêt à l’emploi », soit, à l’opposé, du matériel hautement spécialisé et coûteux, accessible uniquement aux plus riches ou aux mieux connectés.
Entre ces deux extrêmes — l’équipement générique et le matériel sur mesure hors de prix — se trouve ce que Mme Gallinger et ses collègues appellent le « chaînon manquant ». Combler ce vide pourrait tout changer.
« Grâce aux recherches menées avec nos partenaires, nous avons identifié que le plus grand écart se situe justement au milieu, là où se trouve la majorité des athlètes, explique Mme Gallinger. Si nous parvenons à combler cet écart, nous créerons un parcours d’équipement qui leur permettra de progresser de manière appropriée. Ainsi, leur initiation au sport sera plus positive, car ils disposeront d’un matériel mieux adapté — ou adaptable — à leurs besoins. »
De l’équipement de récupération à l’équipement adapté

L’histoire de l’équipement parasportif au Canada a longtemps été marquée par l’improvisation. De nombreux athlètes commencent avec du matériel usagé transmis par d’autres : une chaise de course qui ne leur convient pas tout à fait, ou un traîneau de hockey rembourré avec des morceaux de mousse pour combler les espaces où devraient se trouver les hanches ou les jambes.
Certains s’en accommodent. D’autres s’éloignent discrètement du sport, découragés non pas par un manque de capacités, mais par l’inadéquation entre leurs besoins et les structures sportives. Les recherches démontrent constamment que des expériences sportives de qualité reposent sur une exposition répétée et soutenue à ce type d’expériences (Projet canadien sur la participation sociale des personnes en situation de handicap, 2018). Cela signifie que les athlètes doivent avoir leur indépendance et leur liberté de choix, se sentir stimulés et être en mesure d’atteindre l’état de flux et l’expérience immersive que le sport peut offrir. Un accès limité à un équipement adapté à leurs besoins ou à leur niveau de compétition peut considérablement nuire à tout cela.
Pour ceux qui persévèrent, l’étape suivante consiste souvent à faire personnaliser leur matériel. S’ils ont de la chance, ils rencontrent un ingénieur ou un prothésiste prêt à concevoir quelque chose d’unique. Le résultat est généralement remarquable… et extrêmement coûteux. Un siège de luge entièrement personnalisé peut coûter entre 12 000 $ et 15 000 $. Un fauteuil de basketball : 10 000 $. Une chaise de course : plusieurs milliers de dollars supplémentaires.
Ce passage d’un équipement mal adapté à un équipement hors de prix laisse d’innombrables athlètes dans l’impasse. « Il n’y a rien entre les deux, explique Mme Gallinger. C’est cette lacune que nous tentons de combler. »
La solution semi-personnalisée s’appelle « équipement adapté à l’athlète » : il s’agit de conceptions stratégiques, inclusives et spécialisées pouvant être produites à grande échelle et offertes sur le marché. Pensez-y comme à des orthèses : votre pied est numérisé, mais la semelle est fabriquée à partir d’un processus optimisé grâce à des milliers de numérisations similaires. Ce n’est ni du sur mesure ni du prêt-à-porter : c’est quelque chose entre les deux.
La promesse du processus

L’effort visant à combler cette lacune ne repose pas uniquement sur un nouvel équipement : il s’agit de créer un véritable processus.
Avec un budget total de 1,2 million de dollars — financé par le Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada (CRSNG) et Alberta Innovates, ainsi que par des contributions de partenaires — le Centre for Innovation in Manufacturing – Technology Access Centre (CIM-TAC) du Red Deer Polytechnic dirige ce projet en collaboration avec le CPC et le Réseau des instituts olympiques et paralympiques du Canada (RISOPC). Le CPC fournit une orientation stratégique pour s’assurer que la recherche réponde aux besoins des athlètes paralympiques, contribuant ainsi à optimiser les résultats du système sportif, notamment l’accès à des équipements de performance adaptés. Au sein du RISPOC, le Canadian Sport Institute Alberta (CSI AB) apporte une expertise essentielle en sciences du sport, offrant des environnements d’entraînement, des équipes de soutien intégrées et des services de recherche appliquée. Grâce à cette collaboration, le projet intègre les sciences du sport et l’ingénierie afin d’améliorer la performance des athlètes et de stimuler l’innovation dans le sport paralympique.
« Notre priorité est de nous assurer que les athlètes disposent d’un équipement sécuritaire qui leur permette de s’entraîner au plus haut niveau. Or, il existe actuellement un fossé, explique Rob Frost, directeur de la performance paralympique au CPC. Trop souvent, l’équipement d’entrée de gamme est bricolé par des entraîneurs qui coupent et soudent des fauteuils simplement pour que quelque chose fonctionne. Mais l’objectif n’est pas de “faire avec”, c’est de garantir un équipement adapté. Quand les athlètes ont accès à du matériel adéquat, ils sont plus en sécurité, en meilleure santé, progressent plus vite et deviennent plus compétitifs. Les 1 à 2 % les plus performants ont besoin d’une personnalisation fine, mais la véritable opportunité se situe dans cet espace intermédiaire — au-delà de l’équipement d’entrée de gamme — pour que davantage d’athlètes puissent atteindre leur plein potentiel plus tôt. »
Le projet se déroulera en quatre phases :
- Recherche, engagement et évaluation des besoins – Collaborer avec les parties prenantes des sports pilotes pour identifier les priorités clés en matière de conception et d’accès à l’équipement.
- Développement de la conception et prototypage – Réaliser six cycles pratiques de conception et de tests avec trois sports paralympiques pilotes et un total de 12 athlètes.
- Modélisation statistique des formes – Exploiter les données de numérisation des athlètes et la modélisation statistique des formes pour orienter la conception d’équipements évolutifs et inclusifs.
- Enveloppes de conception finales et plan de fabrication – Traduire les résultats en cadres de conception adaptables et en stratégies de fabrication répondant aux besoins d’un plus large éventail d’athlètes et de sports, dans un contexte de production canadienne.
Au cœur de tout cela se trouve le siège : littéralement le baquet qui stabilise l’athlète et le relie à sa chaise, à son traîneau ou à ses skis.
« C’est l’interface entre l’athlète et l’équipement, explique Mme Gallinger. Cela s’inscrit dans une analyse plus large des lacunes propres à chaque athlète. En tant que conseillère en sciences de la performance et membre de nos équipes de soutien intégrées (ESI) au sein du RISOPC, nous examinons les principales limites et priorités de chaque athlète. L’expertise en sciences du sport est essentielle pour évaluer à la fois leurs performances et leur santé. »
Le rôle de traducteur
Pour Jennifer Dornstauder, responsable technique en ingénierie à Red Deer Polytechnic, ce projet relève autant de la sociologie que de la mécanique.
Son équipe se spécialise dans la conception centrée sur l’humain — une philosophie qui ne part pas d’un plan directeur, mais de l’expérience vécue par l’athlète.
« Notre travail ne consiste pas à dire aux athlètes comment pratiquer leur sport ni aux entraîneurs comment entraîner, explique-t-elle. Nous sommes des traducteurs. Nous écoutons les besoins des athlètes, les priorités des entraîneurs et des responsables de l’équipement, puis nous concevons dans les limites imposées par les besoins, les coûts et les ressources disponibles. »
Cette « traduction » n’a rien de facile. Au début de sa carrière dans le sport paralympique, Mme Dornstauder pensait pouvoir rapidement concevoir des solutions : un traîneau plus performant, un fauteuil plus léger, un système d’ajustement plus intelligent.
« Je suis sortie de ces premières réunions avec cinq idées que je croyais infaillibles, se souvient-elle. J’étais tellement enthousiaste. »
Puis la réalité l’a vite rattrapée. Ce qui fonctionnait à merveille pour une catégorie d’athlètes ne servait à rien pour une autre. « Il n’existe pas de solution miracle, admet-elle. Il n’y en aura jamais. C’est ce qui rend ce travail à la fois si difficile et si passionnant. »
Plutôt que de chercher la solution parfaite, son équipe s’est tournée vers la création de cadres : des enveloppes de conception, des processus de fabrication et des cycles de prototypage itératifs qui permettent d’adapter l’équipement sans repartir de zéro.
Les économies d’échelle… sans l’échelle

La fabrication, dans son essence, repose sur les chiffres : plus on produit d’unités, plus le coût par article diminue. Le moulage par injection, l’usinage ou le pistonnage sont pensés pour des milliers, voire des millions de pièces. Le parasport, lui, fonctionne à l’opposé. Par définition, ses participants forment une minorité au sein d’une minorité. Le Canada ne compte parfois qu’une douzaine d’athlètes dans une catégorie donnée. Atteindre 10 000 unités par modèle relève donc du rêve.
Alors, comment rendre l’équipement à la fois abordable et personnalisé?
La clé réside dans l’adaptation à l’athlète : des modèles prédéfinis intégrant une certaine variabilité. Par exemple, un siège peut être produit à partir d’un modèle standard. Mais grâce à une numérisation 3D de l’athlète, l’interface de ce siège peut être ajustée pour s’adapter précisément à sa morphologie, sans avoir à réinventer la roue.
« Ce n’est pas aussi peu coûteux que la production de masse, mais c’est beaucoup plus accessible que la personnalisation complète », explique-t-elle.
Et comme le processus lui-même est standardisé, l’innovation devient transférable : un siège de luge conçu pour le hockey sur glace paralympique peut servir de base pour une chaise de course, et les connaissances acquises en athlétisme peuvent être appliquées à la conception de skis assis.
Itération, pas invention
Le projet repose sur des tests itératifs. Douze athlètes issus de trois disciplines différentes y participeront directement, passant par des évaluations, des prototypes, des ajustements, puis de nouveaux tests.
« Il ne s’agit pas de trouver une solution unique — il n’y en aura jamais —, explique Mme Dornstauder. Il s’agit plutôt d’un perfectionnement continu, avec les commentaires des athlètes à chaque étape. Sinon, on se retrouve avec quelque chose de magnifique que personne n’utilise. »
La participation des athlètes n’est pas optionnelle : elle est le moteur du projet. Sans leurs retours et sans l’expertise de l’ESI, l’innovation risquerait de n’être que cosmétique — comme un traîneau à 15 000 $ qui reste dans un garage parce qu’il irrite ou déstabilise.
« Tout est centré sur les athlètes », insiste Mme Dornstauder. « J’espère sincèrement que dans cinq ans, les athlètes n’auront même plus à y penser… qu’ils disposeront simplement d’un équipement adapté et fonctionnel, et que tout le processus sera fluide et naturel. »
Plus qu’un simple projet

L’aspect le plus remarquable de cette initiative est peut-être l’écosystème qu’elle est en train de créer.
À elle seule, Red Deer Polytechnic a embauché plus de 15 étudiants issus de huit disciplines différentes dans le cadre de stages rémunérés — en ingénierie, kinésiologie, ergothérapie, animation et programmation informatique, entre autres. Ensemble, ils ont construit des prototypes physiques pour le parasport.
« Chaque étudiant commence par réaliser sa propre mini-étude exploratoire sur le parasport, explique Mme Dornstauder. Ils arrivent avec très peu de connaissances et repartent avec une toute nouvelle perspective sur l’accessibilité et la conception. »
Pour certains, cette expérience déclenche une vocation. Pour d’autres, elle ouvre simplement les yeux sur l’importance de l’accessibilité dans des domaines qui, jusque-là, leur semblaient sans lien.
En ce sens, le projet ne concerne pas uniquement l’équipement. Il touche à la culture même — celle qui façonne une nouvelle génération de designers, d’ingénieurs et de penseurs qui considèrent le sport paralympique non pas comme une réflexion après coup, mais comme un terrain d’innovation, en plaçant l’accessibilité au cœur de la conception.
Égaliser les chances
L’innovation dans le sport paralympique ne vise pas seulement la performance, mais aussi l’équité. Chaque fédération internationale impose des règles sur ce qui peut ou non être personnalisé, afin d’empêcher les nations les plus riches de concevoir un équipement sur mesure.
En créant un processus évolutif et abordable, l’objectif n’est pas d’éliminer ces écarts, mais de les réduire.
Des obstacles qui persistent
Si cette vision semble simple, la réalité est tout autre.
Le principal obstacle demeure le coût. Même les modèles adaptés aux athlètes — bien que moins chers que les modèles entièrement personnalisés — ne sont pas bon marché. « Une fédération m’a dit qu’elle devait choisir entre acheter un équipement pour son meilleur athlète ou organiser un camp d’entraînement d’une semaine pour 10 athlètes », explique Mme Gallinger. « Comment faire ce choix? » Pourtant, dans ces conditions, la personnalisation peut faire la différence entre sécurité et blessure, entre médiocrité et excellence.
Un autre obstacle : la fabrication elle-même. Les centres d’innovation peuvent concevoir et produire des prototypes, mais rares sont ceux qui souhaitent passer à la production en série. À cela s’ajoute la complexité propre à chaque sport. Chaque discipline a ses propres règles internationales, précise M. Frost, et ses propres spécifications d’équipement. Certains éléments doivent rester standardisés et disponibles dans le commerce. Ce qui fonctionne pour le para-athlétisme ne fonctionne pas nécessairement pour le hockey sur luge. Ce qui est autorisé pour les fauteuils de course peut être interdit pour les skis assis.
Conclusion : un changement systémique

Le projet d’innovation dans le parasport au Canada n’en est encore qu’à ses débuts. Les données sont en cours de collecte, les prototypes sont dessinés, les cycles d’essai sont planifiés. Le succès n’est pas garanti. Des initiatives similaires ont déjà échoué, freinées par les coûts, la complexité ou le manque de partenaires de fabrication.
Mais il y a des raisons d’être optimiste. Le financement est plus important. Les partenariats sont plus vastes. L’approche — centrée sur l’humain, itérative et évolutive — est plus sophistiquée.
Et surtout, la vision ne se limite pas à un seul équipement : il s’agit de créer un processus qui pourra perdurer bien au-delà de ce projet. Un système clé en main auquel les organisations sportives, le personnel du RISOPC/ESI, les athlètes et les fabricants pourront avoir accès pendant de nombreuses années. En d’autres termes, ce n’est pas une initiative ponctuelle, mais une voie à suivre.
« L’objectif n’est pas de se concentrer sur un seul institut polytechnique. Nous disposons d’un réseau de collèges et d’instituts polytechniques à travers le Canada — 134 répartis sur 685 sites — qui mènent des recherches appliquées pour soutenir de nouveaux processus, produits, prototypes et services. Plus de 95 % des Canadiens vivent à moins de 50 km d’un collège public ou d’un institut polytechnique. Ces établissements constituent une infrastructure essentielle d’accessibilité, mettant le cadre de conception de ce projet à la portée de pratiquement toutes les communautés, y compris les régions rurales et mal desservies », explique Mme Gallinger.
« Si nous parvenons à créer le bon processus, la bonne technologie et le bon cadre de conception, de nombreux fabricants à travers le pays pourraient y contribuer. Nous travaillons également avec Bowhead Corp, à Calgary, qui offre des solutions de mobilité adaptative de classe mondiale — ce qui ajoute une autre dimension. L’idée est de créer un trio : l’expertise sportive, l’expertise technologique et en conception, et le fabricant capable de transformer un modèle de conception assistée par ordinateur en produit concret. »
Si cela fonctionne, l’héritage ne se limitera pas à des luges plus légères ou à des fauteuils plus rapides. Ce seront des athlètes qui resteront dans le sport parce que leur première expérience a été positive. Ce seront des équipes nationales qui n’auront pas à choisir entre un camp d’entraînement et un équipement de performance. Ce sera un terrain de jeu un peu plus équitable.
Parfois, la révolution n’est pas spectaculaire. Parfois, il s’agit simplement d’un siège qui s’adapte enfin.
Référence:
Projet canadien sur la participation sociale des personnes en situation de handicap. (2018). Plan directeur pour une participation de qualité au sport pour les enfants, les jeunes et les adultes en situation de handicap. Université de la Colombie-Britannique, Kelowna (C.-B.)