NoRefNoGame : Les coûts pour la santé mentale des abus d’arbitrage dans le sport

Un gestionnaire du sport de premier plan, fort de plus de trente ans d’expérience auprès des plus grands organismes sportifs du pays, affirme que le type d’abus auquel sont confrontés les arbitres à tous les niveaux du sport au Canada a atteint un point de « crise » qui nécessite des mesures drastiques.

Johnny Misley, ancien officiel important de Hockey Canada et aujourd’hui directeur général d’Ontario Soccer depuis une dizaine d’années, est à la pointe des efforts déployés pour s’attaquer à ce problème.

En 2023, Ontario Soccer a lancé un programme pilote novateur visant à éradiquer les abus. L’organisation a équipé ses plus jeunes arbitres de 50 caméras corporelles pour servir de moyen de dissuasion visuel. 

« Le fait que nous devions envisager un programme pilote pour équiper les arbitres de caméras corporelles est un triste constat de notre société actuelle, n’est-ce pas ?

Ontario Soccer prend des mesures extrêmes

Ontario Soccer a suivi l’exemple de la Football Association (FA) d’Angleterre, qui avait introduit des caméras corporelles pour les arbitres adultes six mois plus tôt, devenant ainsi la première association sportive au monde à le faire. La décision d’Ontario Soccer d’équiper ses plus jeunes arbitres de caméras corporelles était si radicale qu’elle a attiré l’attention des médias. 

« J’ai donné ma première interview au Toronto Star au printemps de l’année dernière et elle est devenue virale. Depuis, j’ai dû faire environ 80 interviews dans tous les médias possibles et imaginables », explique Misley.

Il souligne que les abus d’arbitres sont un problème depuis des années, mais que les incidents récents ont pris de l’ampleur. M. Misley cite deux exemples récents, datant de 2023, dans lesquels des personnes ont dépassé les bornes lors d’un événement sportif pour enfants. Dans un cas, une arbitre de 16 ans a été encerclée et agressée verbalement par des spectateurs dans un stationnement après le match, certains l’attaquant même physiquement. 

LIRE : Ce n’est pas toi qu’ils injurient: c’est ton maillot”: Le système sportif canadien fait face à une crise de l’arbitrage  

Dans un autre cas, un joueur expulsé d’un match masculin adulte s’est rendu sur le stationnement, a sorti une machette de sa voiture et a poursuivi l’arbitre autour du terrain. Dans les deux cas, la police a été impliquée et des poursuites ont été engagées. 

Mais le pire, selon Misley, s’est produit lors d’un match de futsal en salle non sanctionné, au cours duquel un arbitre a été abattu par un spectateur.

« Faut-il qu’un arbitre perde malheureusement la vie parce que quelqu’un est devenu fou après un match pour que nous commencions à nous en préoccuper ? » s’interroge Misley.  

Ontario Soccer a commencé à remarquer que les arbitres étaient de plus en plus sollicités lors de la pandémie de COVID-19. À l’époque, l’Ontario appliquait certaines des restrictions les plus importantes, ce qui a entraîné la fermeture du sport pendant près de deux ans. En 2022, on a commencé à voir des signes que les joueurs revenaient parce que le sport leur manquait, mais on a remarqué une tendance troublante en ce qui concerne les officiels.   

La pandémie fait des ravages

« Ce qui nous a mis la puce à l’oreille, c’est que le nombre d’arbitres était totalement opposé [à celui des joueurs]. Nous avons constaté une chute spectaculaire, à tel point que nous n’étions plus qu’à 42 % de ce que nous avions avant la pandémie, alors que le nombre de joueurs dépassait les chiffres d’avant la pandémie », explique Misley.

Lorsqu’ils ont cherché à comprendre pourquoi les arbitres ne revenaient pas, ils ont trouvé plusieurs facteurs, mais la cause principale était l’abus d’arbitres. 

« Pendant quelques années, nos arbitres chevronnés, en particulier, ont eu l’occasion de ne pas se faire crier dessus et, dans certains cas, de ne pas être agressés physiquement. Pour eux, il était temps de passer à autre chose », explique Misley. 

Misley, comme de nombreux gestionnaires sportifs du pays, a remarqué un changement de comportement à la suite de la COVID, les gens devenant plus agressifs ou mal élevés à l’égard des arbitres et des officiels du sport. Face aux chiffres alarmants concernant l’attraction et la rétention des officiels, Ontario Soccer a agi rapidement en mettant en œuvre une politique de tolérance zéro et en encourageant un changement culturel au sein du sport.

« Nous avons décidé que trop c’est trop. Les affiches fantaisistes et les campagnes de marketing n’ont qu’une portée limitée du point de vue de l’éducation préventive. Nous avons estimé qu’il fallait aborder la question sous l’angle culturel. Le soccer étant un sport dominant dans le monde entier, nous voulions voir si nous pouvions parler au nom de tous les sports et faire une différence dans ce domaine. »

L’association a notamment créé un temps mort de cinq minutes que les arbitres peuvent utiliser pour interrompre le match et désamorcer les situations tendues. Elle a également examiné sa politique disciplinaire et la manière dont elle traite les situations d’abus d’arbitres. En ce qui concerne sa politique de tolérance zéro, l’association a fait signer une déclaration par les présidents de son conseil d’administration et de son district afin d’envoyer un message raisonnant à toutes les personnes impliquées dans le jeu. 

Les abus d’arbitrage sont fréquents dans d’autres sports 

Ontario Soccer n’est pas seul dans cette bataille. Partout au Canada, les organisations sportives de base sont confrontées à une crise similaire lorsqu’il s’agit d’attirer et de retenir les arbitres en raison de la faible rémunération, du soutien limité et de l’escalade de la violence. Certains affirment que les parents ont un accès trop facile au terrain et aux arbitres dans le sport de masse, ce qui peut conduire à des violences physiques et verbales.

Plusieurs organisations de sport mineur, dont l’Association du hockey mineur de l’Ontario, mettent en œuvre cette saison une initiative de brassards verts. Tous les nouveaux arbitres de 18 ans et moins portent des brassards verts par-dessus leur maillot pour rappeler aux parents, aux entraîneurs et aux autres personnes que les arbitres sont des mineurs qui apprennent le jeu et qu’il faut les respecter. En Nouvelle-Écosse, huit organisations sportives provinciales (soccer, softball, volleyball, baseball, football, crosse, rugby et basket-ball) se sont unies pour mettre en œuvre des programmes similaires. Plusieurs d’entre elles ont également mené des campagnes en ligne sur les médias sociaux avec le mot-clic #NoRefNoGame.

Selon Ron Foxcroft, arbitre de basket-ball canadien inscrit au Panthéon, les médias sociaux ne font qu’empirer les problèmes actuels. 

« Les abus sur les médias sociaux sont la grande nouveauté de ces dix dernières années pour les arbitres », explique M. Foxcroft. 

Il note que si les abus contre les arbitres s’arrêtaient autrefois au coup de sifflet final, ils se poursuivent aujourd’hui en ligne, ce qui décourage encore davantage les jeunes arbitres de rester dans la profession.

L’abus d’arbitres conduit à la démission d’officiels après la troisième année

Foxcroft siège au conseil d’administration de la North American Sport Officials Association (NASO), qui représente 36 000 officiels, arbitres et juges-arbitres, la plupart au niveau local en Amérique du Nord, y compris des dizaines de Canadiens. Il souligne une statistique et une tendance troublantes : « 66 % des arbitres à tous les niveaux n’atteignent jamais la quatrième année ». 

Foxcroft a failli faire partie de ces statistiques. Il avait 21 ans, était en troisième année et arbitrait un match de basket du championnat universitaire de l’Ontario lorsqu’il a rendu une décision défavorable à l’équipe locale.  

« Un spectateur est sorti et m’a attaqué. Heureusement, la sécurité est intervenue et a rapidement retiré cette personne. Mais je peux vous dire que c’était traumatisant et que c’était suffisamment traumatisant pour que je décide de quitter l’arbitrage. »

Cette décision s’est avérée temporaire. Heureusement, un journaliste qui avait couvert certains de ses matches l’a persuadé de continuer. Foxcroft est heureux d’avoir écouté et d’avoir tenu bon, car il a connu une carrière illustre et a été aux premières loges pour assister à de grands moments sportifs. Il est entré dans l’histoire en devenant le premier Canadien à arbitrer dans la NCAA et a arbitré des milliers de matchs dans 30 pays, y compris la médaille d’or olympique de basket-ball à Montréal en 1976. Il a également arbitré le premier match universitaire de la légende du basket-ball Michael Jordan. 

Malgré tous ces souvenirs incroyables, Foxcroft est toujours hanté par une erreur : une décision de gardien de but prise par erreur après une triple prolongation d’un match de la NCAA, diffusé sur ESPN dans les années 1990. Le match avait été éprouvant pour tout le monde, y compris les joueurs et les arbitres, et Foxcroft dit qu’il a perdu sa concentration pendant environ 10 secondes au mauvais moment, permettant à la mauvaise équipe de gagner. Des années plus tard, il se réveille parfois au milieu de la nuit en faisant des cauchemars à propos de ce match. 

« Ce match s’est déroulé dans les années 1990 et nous sommes en 2024, explique-t-il. Mais c’était traumatisant. J’étais malade émotionnellement après le match parce que j’avais fait perdre le match à l’équipe à la télévision nationale. » 

Foxcroft, qui évalue aujourd’hui des arbitres pour la NBA et forme de nouveaux officiels, souligne l’importance de la résilience mentale dans l’arbitrage. « Il faut des centaines de matches réussis pour pouvoir faire face mentalement à un seul match, disons, raté ou à un incident traumatisant. »

Selon lui, les arbitres ont également besoin de bons mentors, de personnes vers lesquelles ils peuvent se tourner lorsque les choses tournent mal. 

« Vous savez, quand je suis allé là-bas devant 20 000 personnes avec mon équipe de trois personnes, ces deux mecs étaient les seuls qui m’aimaient bien, se souvient-il. Les fans, 50 % d’entre eux encouragent une équipe et l’autre 50 % appuie l’autre équipe, alors vous êtes sur une île, seul, sans bateau et sans rames. » 

Les enquêtes menées auprès des officiels dressent un tableau peu reluisant

En 2023, l’enquête menée par la NASO auprès de ses membres a révélé des données brutales concernant les abus commis envers les arbitres : les parents étaient responsables de la majorité des incidents liés au manque d’esprit sportif, 13 % des arbitres ayant déclaré avoir été agressés physiquement pendant ou après un match ; 49 % des personnes interrogées se sont senties en danger ou ont craint pour leur sécurité en raison d’un mauvais comportement et 67 % ont dû expulser un spectateur en raison d’un mauvais comportement.

Barry Mano, le fondateur de la NASO, affirme que chaque semaine, il entend une histoire qui le stupéfie. Ancien arbitre international de basket-ball, il a supervisé des milliers de matchs sans incident. Mais il n’oubliera jamais un match qu’il arbitrait au Mexique. À la mi-temps, un fan mécontent s’est approché de lui dans une arène bondée, lui a pointé une arme sur les côtes et lui a dit quelque chose en espagnol. « Je n’ai pas tout à fait compris les mots, mais j’ai compris le sens. »

Il explique qu’autrefois, il suffisait d’apprendre les règles du jeu et les mécanismes, puis de se rendre sur le terrain et d’arbitrer les matchs. Mais aujourd’hui, cela ne suffit plus et, tout comme les athlètes ont accès à des experts en santé mentale et à des formations, les arbitres ont également besoin de ce type de soutien pour comprendre dans quoi ils s’engagent et comment y faire face. 

« Ce n’est pas la première chose à laquelle on penserait, le fait que les arbitres de clubs locaux ont besoin de soutien en matière de santé mentale. Mais ils ont probablement plus besoin de personnes à qui parler de ce qu’ils vivent qu’à n’importe quel autre niveau, franchement, en raison de ce qui se passe sur les lignes de touche et dans les tribunes lors de ces matchs », déclare Mano. 

Tolérer l’intolérable  

Les statistiques de la NASO font écho aux conclusions d’une éminente chercheuse canadienne dans le cadre de ses travaux avec Ontario Soccer. Tracy Vaillancourt, professeure spécialisée dans la santé mentale des enfants et la prévention de la violence à l’Université d’Ottawa, dirige une étude sur l’impact des abus des arbitres sur la santé mentale, en collaboration avec Ontario Soccer.  

Elle a mené une enquête auprès de 1 200 entraîneurs de soccer adulte en Ontario, en Saskatchewan et en Colombie-Britannique, et ses conclusions préliminaires sont surprenantes : 35 % des arbitres ont été victimes de violence physique, 94 % de violence verbale et 64 % ne se sont pas sentis en sécurité pendant qu’ils arbitraient. La plupart des abus ont lieu pendant les compétitions de jeunes où beaucoup d’arbitres se font les dents et, selon le Dr Vaillancourt, ce sport semble tolérer l’intolérable. 

« J’étudie la violence et la santé mentale depuis plus de 25 ans et je sais donc à quoi ressemblent ces taux dans les cas de violence entre partenaires intimes, de harcèlement à l’école et dans d’autres environnements de travail. On ne les voit jamais à ce niveau. Je pense que la raison pour laquelle ce taux est si élevé chez les officiels est que, dans un sens, l’abus est toléré et même sanctionné. À bien des égards, nous pensons que cela fait partie du jeu, de la culture du sport, et nous fermons donc les yeux. J’ai toujours dit que si cela se produisait dans n’importe quel autre domaine, cela ferait la une de tous les journaux. »

Les jeunes officiels ont besoin d’un soutien en matière de santé mentale 

Dre Vaillancourt précise qu’elle doit recueillir davantage de données dans le cadre de son étude auprès des officiels afin de déterminer l’impact à long terme sur la santé mentale. Les personnes ayant été largement abusées ont également fait état d’une mauvaise santé mentale, de symptômes d’anxiété et de dépression, et avaient davantage l’intention de démissionner.

« Il est assez dangereux d’être arbitre de soccer au Canada. En fait, c’est un travail dangereux d’être arbitre de n’importe quel sport dans n’importe quel pays. C’est quelque chose qui arrive partout. D’après nos données, ce sont eux qui ont le plus besoin de soutien en matière de santé mentale. Ils sont très vulnérables. »

Misley dit qu’il ne sait pas exactement pourquoi et si le programme pilote de caméras corporelles et d’autres mesures ont un impact, mais Ontario Soccer a vu 85 % de ses arbitres revenir au jeu, soit presque le double du nombre qu’il avait trouvé au sortir de la pandémie.

Il ne veut pas trop s’avancer avant d’avoir plus de données sur les recherches effectuées jusqu’à présent, mais Misley dit qu’Ontario Soccer va probablement étendre le projet pilote de caméra corporelle à d’autres groupes d’âge. Il ne pense pas qu’essayer de changer la culture soit un problème à court terme.

« En ce qui concerne les abus des arbitres, si nous voulons changer la culture, nous devons considérer qu’il s’agit d’un problème systémique et qu’il faudra du temps pour changer les choses à long terme », explique-t-il.

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