Résumé du projet
L’étude porte sur la pratique du sport chez les femmes noires dans le Sud de l’Ontario pendant la période des années 1920 aux années 1940. Elle vise à établir une histoire socioculturelle du sport qui comprend des récits de membres de groupes marginalisés. Au Canada, la race et le racisme dans le sport sont associés aux hommes noirs en raison de l’importance accordée aux histoires de ces derniers, ce qui a pour effet de marginaliser d’autres personnes de couleur, de sexe masculin aussi bien que de sexe féminin. Cela dit, les expériences vécues par les hommes qui pratiquent le sport et celles vécues par les femmes diffèrent selon la position dans la hiérarchie patriarcale. Il est à noter également que les femmes blanches jouissent d’un statut particulier en tant que citoyennes blanches d’un pays comme le Canada, qui a été colonisé par des Européens blancs. Je soutiens que, en raison de leur identité fondée à la fois sur la race et le sexe, les femmes noires ont vécu des expériences différentes de celles des femmes blanches ainsi que des hommes et des hommes noirs qui pratiquaient le sport. Par conséquent, l’article s’intéresse aux témoignages de femmes en vue de mettre en lumière l’effet combiné des catégories que sont la race et le sexe sur les femmes noires. L’étude fait suite à un appel lancé par des universitaires noires, dont l’historienne Afua Cooper, qui ont demandé que la recherche ne soit pas limitée aux thèmes du travail, de l’immigration et de l’esclavage et que des récits sur le sport y soient intégrés (Cooper, 2002).
L’étude de récits oraux archivés de la Société d’histoire multiculturelle de l’Ontario et d’articles de journaux torontois portant sur le sport féminin de haut niveau a révélé divers types d’expériences vécues par les femmes noires aux quatre coins de l’Ontario. Dans leurs récits oraux, des femmes se souviennent avoir fait du sport et regardé des matches. Certaines femmes agissaient même à titre d’entraîneuses ou d’arbitres. Dans les journaux, la Torontoise Jean Lowe s’est distinguée comme athlète dans les années 1930 et 1940, ainsi que comme joueuse de basket-ball et de baseball faisant partie des équipes de la ville. Une des principales similarités relevées des récits est la capacité, dans le milieu du sport, d’intégrer les femmes noires dans la société blanche dominante et la possibilité pour ces dernières d’éclipser l’ordre racial, ne serait-ce que brièvement. Certaines femmes ont laissé entendre que le sport leur a permis d’entretenir des liens avec des membres de groupes socioéconomiques avec lesquels elles n’auraient pas pu interagir autrement. Le sport a également offert à Jean Lowe la possibilité de s’en sortir, car elle a su tirer parti de ses réalisations athlétiques exemplaires à l’école secondaire et obtenir un succès tout aussi éclatant en tant que coureuse amatrice sur une scène sportive dominée par les Blancs. En résumé, les récits ont permis de constater que les notions insidieuses de la race ont continué de teinter les expériences vécues par les femmes noires pratiquant le sport, même à mesure que le sport prenait de l’importance et a modifié la façon dont la société voyait ces dernières.
Méthodes de recherche
La période des années 1920 aux années 1940 est importante, car elle a été marquée par l’expansion du sport féminin au Canada. Or, il existe peu de recherches permettant de déterminer si cette situation s’appliquait aussi aux femmes noires. Par ailleurs, pendant cette période, la population noire du Canada était très homogène en raison des politiques strictes en matière d’immigration qui étaient racistes à l’égard des Noirs. De plus, le racisme systémique limitait le niveau socioéconomique pouvant être atteint par les Noirs. Quant au lieu de recherches, le Sud de l’Ontario était l’une de deux régions ayant une importante population noire, l’autre étant la Nouvelle-Écosse.
L’étude répond aux deux questions de recherche suivantes :
- Dans le Sud de l’Ontario, quelles ont été les expériences sportives des femmes noires pendant la période des années 1920 aux années 1940?
- Dans le Sud de l’Ontario, quelle a été l’expérience vécue par les athlètes noires d’élite pendant la période des années 1920 aux années 1940?
Les récits oraux archivés de la Société d’histoire multiculturelle de l’Ontario et les archives de journaux sont les deux principales sources d’information ayant servi à la recherche. Entre la fin des années 1970 et le début des années 1990, la Société d’histoire a réalisé 21 entrevues avec des femmes noires; dans le cas de dix d’entre elles, le contenu comportait de l’information pertinente sur la participation aux activités sportives. Enrichis par l’information tirée d’autres sources archivistiques et secondaires, les récits d’histoire orale ont été rassemblés avant la réalisation d’une analyse contextuelle.
Les archives de journaux, en particulier celles du Globe and Mail et du Daily Star, ont aidé à retracer le parcours sportif de Jean Lowe, une athlète torontoise d’élite, à la fin des années 1930 et dans les années 1940. Ces journaux ont été le principal moyen d’information assurant la visibilité de cette dernière, et ils présentaient chacun des articles d’une chroniqueuse qui s’intéressait au sport féminin et en faisait la promotion. L’information sur les performances de l’athlète communiquée sous l’éclairage des médias a également fait l’objet d’une vérification en fonction de l’information tirée d’autres sources archivistiques et secondaires.
Résultat de la recherche
Les témoignages présentés dans l’article mettent en évidence les effets combinés de la race et du sexe, compte tenu de la classe sociale en tant que variable; les expériences vécues varient selon la race, le sexe et la classe sociale à la fois, et non pas en fonction de ces facteurs pris individuellement. Dans leurs récits oraux, des femmes se souviennent d’avoir été athlètes et spectatrices, et certaines ont même rempli les rôles d’entraîneuse et d’arbitre. Toutefois, le statut socioéconomique, les normes et les attentes fondées sur le sexe et l’identité raciale façonnaient les expériences vécues par ces femmes. En racontant leurs souvenirs, certaines femmes ont émis l’opinion que leur parcours de vie normal (études, mariage, puis enfants, tout en travaillant) a limité les occasions de faire du sport à l’âge adulte. Certaines femmes ont choisi comme solution de rechange d’encourager sur place les hommes qui jouaient au baseball. En revanche, les médias louaient souvent Jean Lowe, dont l’histoire décrit la montée d’une femme noire et son intégration dans un milieu dominé par les Blancs. Toutefois, la carrière d’athlète apparemment sans écueils ainsi que les traits physiques conformes à l’image de la beauté féminine contrastent vivement avec l’utilisation soutenue du qualificatif « basané » par cette femme pour se décrire, sa participation fréquente aux discussions sur la montée menaçante des « athlètes noires » et son départ définitif de Toronto pour l’Alabama au milieu des années 1940.
Le contexte urbain dans lequel vivait Jean Lowe ne ressemblait en rien au contexte dans lequel vivaient les femmes des récits oraux, dont bon nombre habitaient des régions plutôt rurales. Cette dernière a eu un parcours marqué par une participation soutenue au sport de compétition, tandis que les récits oraux révèlent l’existence de différentes façons de participer aux activités sportives, qui témoignent souvent de l’incohérence. Contrairement à l’histoire de Jean Lowe, les récits oraux présentent un point de vue sur les relations entre les hommes noirs et les femmes noires, car non seulement ces dernières encourageaient-elles les hommes de leur collectivité qui pratiquait le sport, mais aussi elles jouaient avec eux.
Cette histoire décrit principalement les expériences des femmes jouissant d’un certain statut socioéconomique, qui ont eu accès aux études secondaires et postsecondaires, ainsi qu’à un soutien et à la stabilité sur le plan financier; on pourrait donc s’attendre à des récits divergents de personnes d’autres milieux ayant connu des situations différentes et ayant d’autres points de vue. Par ailleurs, même s’ils constituent une source exceptionnelle d’information utile, il est possible que les récits oraux archivés ne décrivent pas tout l’éventail d’activités de certaines femmes : les entrevues, qui étaient une source secondaire, visaient à recueillir des récits de vie. L’histoire de Jean Lowe est par ailleurs la seule histoire d’une athlète d’élite. La connaissance des parcours d’autres personnes permettrait d’enrichir l’histoire sportive des femmes noires.
Incidence par rapport aux politiques et aux programmes
L’étude historique du sport nous permet de connaître le rôle que celui-ci a rempli au sein de certains groupes à des moments précis. La présente étude s’inscrit dans cette lignée de recherches, car elle décrit l’histoire sportive de populations marginalisées ayant été passée sous silence jusqu’ici. Dans le cas des femmes ayant fait l’objet de l’étude, l’accès au sport a joué un rôle important dans l’établissement des relations avec leurs collectivités respectives et, parfois, avec des personnes d’autres groupes socioéconomiques. L’histoire d’une seule athlète d’élite de couleur nous a permis de comprendre que le sport a ouvert des portes et facilité l’accès aux études et à une carrière. Sous l’angle de la participation à des activités sportives, cette constatation constitue un autre signe que l’accès au sport a des incidences importantes sur le plan social. Dans le cas des filles et des femmes racialisées en particulier, il s’agit là d’un point important compte tenu du fait que le domaine du sport leur était traditionnellement interdit. L’étude renforce l’importance de promouvoir les nombreuses possibilités qu’offre le sport et de reconnaître au même moment les obstacles à la participation. Ces notions doivent être au cœur des programmes mis en œuvre au Canada en vue de favoriser la participation aux activités sportives.
Prochaines étapes
Dans une perspective d’avenir, les récits de personnes marginalisées comme celles ayant fait l’objet de l’étude pourront faire éclater des mythes historiques et contribuer à l’établissement d’une histoire du Canada à la fois complète et diversifiée (voir Ebanda de B’béri, Reid-Maroney, et Wright, 2014). L’étude donne à penser qu’il existe des histoires méconnues qui peuvent nous aider à comprendre le rôle du sport chez la population noire au Canada. Plus particulièrement, il y a des récits à découvrir à l’extérieur de l’Ontario, ainsi que des récits de périodes qui précèdent ou suivent celle des années 1920 aux années 1940. Une mesure essentielle consiste à rendre les histoires accessibles au public.
Application des connaissances
Sport Canada : Les initiatives visant à améliorer le sort des filles et des femmes de groupes minoritaires et à promouvoir ces dernières pourraient bénéficier de la perspective historique présentée dans l’article dans le but de faire mieux comprendre le rôle et la place éventuels du sport dans la vie des filles et des femmes en question.
Patrimoine canadien et sociétés d’histoire des Noirs : L’article approfondit l’histoire du sport au Canada, ainsi que les thèmes liés aux témoignages de Noirs. La transmission à grande échelle de ces histoires est essentielle à la normalisation d’une histoire diversifiée du Canada.