
Quand Guylaine Demers parle d’égalité des genres dans le sport canadien, elle le fait avec la rigueur d’une universitaire, la ferveur d’une militante, et le réalisme d’une femme qui évolue dans ce milieu depuis plus de trente ans.
Professeure à l’Université Laval, Mme Demers est l’une des chercheuses canadiennes les plus influentes en matière d’équité dans le sport. Depuis des décennies, elle se consacre à l’étude de la participation et de la parité hommes-femmes. Ses travaux ont influencé les politiques nationales, inspiré des mouvements populaires d’un bout à l’autre du pays, et lui ont valu une place au sein du groupe de travail sur l’inclusion du Comité international olympique. Pourtant, à la base de tout, il y avait un simple désir resté insatisfait : pouvoir jouer au hockey comme ses frères.
Dans le Québec rural des années 1970, ce n’était tout simplement pas une option pour les filles. Ses parents soutenaient son intérêt – elle se souvient avoir reçu des jambières de hockey à Noël – mais le système, lui, ne suivait pas. Elle raconte avoir vu les garçons jouer au soccer, pendant que les filles étaient cantonnées à la gymnastique. Le message était sans équivoque : certaines activités ne lui étaient pas destinées.
« Il y a très peu de place à l’erreur, dit-elle, surtout pour les femmes. Qu’elles soient athlètes, entraîneuses ou officielles, les femmes dans le sport – en particulier celles issues de groupes historiquement marginalisés – doivent gravir les échelons avec moins de ressources et des enjeux plus élevés. »
Au Canada, le gouvernement fédéral a engagé 30 millions de dollars depuis 2018 pour atteindre l’équité entre les genres dans le sport d’ici 2035. Il s’agit d’un investissement historique. Mais pour Mme Demers, c’est loin d’être suffisant.
« Ce chiffre peut paraître élevé, dit-elle, mais une fois réparti entre toutes les provinces, tous les sports et toutes les filles, cela revient à environ deux dollars par femme ou par fille. C’est une goutte d’eau dans l’océan. »
Une échéance utopique
Mme Demers n’est pas cynique. Elle est pragmatique. Elle salue l’attention portée à la question et les mesures axées sur la sécurité incluses dans le financement récent. Ce qu’elle remet en question, c’est l’idée que l’approche actuelle – qui consiste à distribuer des montants modestes à l’échelle d’un pays immense – permettra de transformer réellement la donne d’ici 2035.
« Oubliez l’égalité dans 20 ou 35 ans, c’est utopique, affirme-t-elle. Jamais de la vie. Il aurait fallu investir 30 millions de dollars par année au cours des dernières années. »
Le problème, selon elle, ne se limite pas au montant de l’argent investi, mais concerne aussi la façon dont il est utilisé. Au lieu de miser sur des infrastructures solides ou des programmes durables, les fonds sont souvent dispersés dans des initiatives ponctuelles, au rayonnement limité.
« Si on veut un changement systémique, le financement ne peut pas être ponctuel, affirme Mme Demers. Peut-on investir 10 millions de dollars par année, pendant les 15 prochaines années, et suivre l’évolution? On ne peut pas tout financer à la fois. Il faut faire des choix. »
D’autres pays l’ont fait. Elle cite le cas de l’Australie, où les investissements ne visent pas uniquement le sport de haut niveau, mais aussi la participation de masse, de manière à permettre à tous les jeunes – pas seulement ceux qui visent les Jeux olympiques – d’avoir accès au sport. Mais selon elle, cela exige du courage politique.
« Et les politiciens n’ont pas ce courage. Parce que ce n’est pas populaire. »
Au-delà du podium des médailles
Les discussions sur l’égalité dans le sport sont souvent orientées vers l’olympisme : qui reçoit du financement, qui gagne des médailles, quels sports sont prioritaires. Or, pour Mme Demers, la véritable crise se joue bien loin du podium – dans les patinoires, les terrains et les centres communautaires du pays.
« Toutes les petites filles au Canada devraient pouvoir faire du sport, dit-elle. Mais pour l’instant, c’est un rêve. »
Les bienfaits du sport sont bien connus – santé physique et mentale, cohésion sociale, développement de compétences de vie. Pourtant, les barrières persistent. Le coût en est une. L’accès aussi. Et pour les filles issues de communautés racisées, vivant en région éloignée ou en situation de handicap, ces obstacles se multiplient.
Même lorsque des programmes existent, ils ne sont souvent pas conçus dans une optique d’inclusion.
« Ces filles ne sont même pas accueillies, note Mme Demers. Dès le départ, il n’y a pas d’accès. »
Cibler les écarts
Pour Mme Demers, une partie de la solution passe par les données. Son équipe au Québec pilote un projet visant à cibler les inégalités de genre dans le sport à l’échelle de la province. Grâce à des outils interactifs, elle suit la participation dans quatre des sports les plus pratiqués et identifie les écarts – non seulement entre garçons et filles, mais aussi entre régions et communautés.
« On peut visualiser sur la carte où le sport est pratiqué, qui y participe, et combien il y a de garçons et de filles, explique-t-elle. Si on regarde la ville de Québec et qu’on voit que seulement dix filles sont inscrites, alors que 60 % de la population est féminine, c’est un signal d’alarme. »
Le projet recoupe aussi des données sur les infrastructures : où elles sont situées, qui les utilise, et si elles sont accessibles aux filles. Dans bien des cas, ces dernières doivent se déplacer loin de leur communauté pour accéder à un niveau de compétition plus élevé – un obstacle que les garçons rencontrent rarement.
« C’est une autre inégalité qu’on mesure, poursuit Mme Demers. Parce que quand l’accès exige un déplacement de 90 minutes en voiture, ce n’est plus vraiment de l’accès. »
À long terme, elle espère élargir ce projet à l’ensemble du pays, à d’autres disciplines sportives, et même à des outils accessibles au grand public. « Si je viens d’emménager dans une nouvelle ville et que je veux savoir ce qui est offert pour ma fille, je devrais pouvoir voir où sont les clubs, ce qu’ils proposent et qui y entraîne. C’est ça, le rêve. »
L’entraînement : un monde d’hommes
Bien entendu, l’accès ne concerne pas que les athlètes. Les femmes demeurent massivement sous-représentées dans les postes d’entraîneuse, d’arbitre ou de dirigeante. Malgré les avancées pour les athlètes féminines, la proportion d’entraîneuses plafonne autour de 25 % depuis 35 ans.
« C’est un peu comme le mystère du caramel, plaisante-t-elle. Quelque chose de sucré et de collant, qu’on n’arrive pas à dénouer. Il y a une résistance systémique à ce que les femmes occupent des rôles de leadership dans le sport. Je ne dis pas que les hommes cherchent activement à les exclure, mais le système, lui, n’a pas été conçu pour elles. »
Mme Demers a passé des années à essayer de changer cela.
« On a fait un travail remarquable pour accompagner les femmes, créer des communautés de pratique, leur offrir du soutien, dit-elle. Mais le système, lui, reste défaillant. »
Les excuses, dit-elle, sont prévisibles : « On a essayé de trouver des femmes, mais on n’y est pas arrivés. »
Pour elle, cette excuse ne tient plus. C’est pourquoi elle travaille actuellement à mettre en place des bases de données – à la manière des partis politiques – pour mettre en relation les organisations sportives et les femmes qualifiées intéressées par des rôles d’entraîneuse ou de dirigeante.
« Il y a beaucoup de femmes qui sont intéressées, dit-elle. On ne le sait pas et on ne leur demande pas. »
La solution est structurelle. Il faut donner aux organisations les moyens de trouver, de former et de soutenir les femmes. Ensuite, il faut leur demander des comptes.
« Si nous faisons des efforts, nous trouvons des femmes. Si nous ne le faisons pas, nous trouvons des excuses. »
Le coût de l’inaction
Les enjeux sont de taille. Mme Demers insiste : les retombées de l’investissement dans le sport communautaire dépassent largement les terrains de jeu.
« Plus les gens font du sport, moins ils vont à l’hôpital, dit-elle. Ça a été prouvé. Pour chaque dollar investi dans le sport, on économise 20 dollars en soins de santé. »
Mais ces bénéfices sont à long terme, alors que le système politique, lui, est tourné vers les résultats immédiats. L’annonce d’un nouveau stade ou d’un financement pour les Jeux olympiques attire l’attention. À l’inverse, réparer des infrastructures vieillissantes, réduire les frais d’inscription ou financer des programmes locaux passe sous le radar.
Cette tension, entre ce qui est populaire et ce qui est réellement utile, laisse trop souvent les filles – surtout les plus marginalisées – sur la ligne de touche.
Le travail à venir
Après 35 ans de carrière, Mme Demers ne ralentit pas. Elle concentre maintenant ses efforts sur l’expansion du projet pilote de suivi des écarts, sur la création de banques de données d’entraîneuses, et sur la refonte de la structure du sport au Canada. Elle rêve aussi d’obtenir une subvention de recherche pour tester de nouveaux modèles d’organisation du sport – des modèles qui placent l’inclusion avant la performance.
« Imaginez un système, dit-elle, où tout le monde peut participer, quelles que soient ses capacités. »
C’est là, selon elle, que se trouve la véritable transformation : non pas dans un financement ponctuel à grand déploiement, mais dans une réforme durable, stratégique et inclusive. Un dossier, une entraîneuse, une fille à la fois.
Pour en savoir plus sur les travaux et les recherches de Mme Guylaine Demers :