
Introduction et contexte
Chaque année, plus de 600 000 adolescents canadiens abandonnent le sport et ne profitent donc pas des nombreux avantages qu’offre cette activité. Par rapport aux garçons, les filles sont jusqu’à six fois plus susceptibles d’abandonner le sport, et les facteurs liés à l’image corporelle sont de fréquentes raisons d’abandon mentionnées. En outre, les adolescentes sont souvent décrites comme possédant moins de compétences sportives fondamentales, ce qui se traduit par des expériences médiocres et une moindre participation par rapport aux garçons. Cependant, il est possible que les filles ne soient pas moins compétentes en sport que les garçons, mais qu’on leur apprenne à faire attention à leur apparence corporelle et à la surveiller, ce qui limite leur capacité à acquérir efficacement des compétences sportives. Plus précisément, une surveillance vigilante de l’apparence corporelle (appelée surveillance du corps) est considérée comme préjudiciable aux aptitudes sportives fondamentales. Si l’attention est portée sur le corps, elle ne l’est pas sur la tâche sportive appropriée, et ce biais d’attention a des conséquences défavorables sur la performance. Il existe de nombreux éléments de preuve, y compris nos propres publications, illustrant l’omniprésence de stimuli et d’indices centrés sur le corps dans le sport chez les jeunes, qu’il s’agisse de la coupe de l’uniforme, des commentaires des spectateurs, des réactions des entraîneurs, des comparaisons avec les coéquipiers ou des récits sur les types de corps athlétiques idéalisés qui sont essentiels à la réussite.Le discours public récent des Jeux olympiques et paralympiques montre que les athlètes sont la cible de stimuli centrés sur le corps (p. ex. les cheveux de Simone Biles, l’indice de masse corporelle d’Ilona Maher, les abdominaux de Thomas Ceccon, le statut d’athlète handicapée de Christine Raleigh Crossley) et victimes d’uniformes mal conçus (p. ex. le maillot Nike échancré pour les athlètes d’athlétisme féminines). Ces facteurs peuvent avoir eu une incidence sur la qualité de leurs performances. La surveillance du corps est très répandue dans le sport, en particulier chez les filles et les femmes, mais relativement peu étudiée chez les garçons et les hommes. Dans la présente proposition, nous avons testé l’effet de la surveillance du corps sur les tâches cognitives et motrices qui font partie intégrante de la performance et de la participation sportives.
L’OBJECTIF GLOBAL de ce programme de recherche consistait à examiner les associations entre la surveillance du corps, les émotions de conscience de soi liée au corps et la performance cognitive et motrice. Voici les principales questions : Est-il préjudiciable à la performance cognitive et motrice de mettre davantage l’attention sur le corps? Existe-t-il des différences entre les sexes? Afin d’atteindre cet objectif, nous avons mis au point des mesures des émotions liées au corps qui sont au cœur de l’expérience de la surveillance du corps. Nous avons ensuite mené une enquête et trois études expérimentales afin de tester l’impact de la surveillance du corps sur la performance cognitive et motrice en utilisant des tâches qui imitent les compétences sportives fondamentales (p. ex. le temps de mouvement, l’erreur/la précision, le temps de réaction, la capacité d’attention).
Les dirigeants sportifs, y compris les entraîneurs, les éducateurs, les parents et les administrateurs, devraient s’intéresser à ce travail puisqu’il documente une caractéristique importante inhérente au sport qui peut avoir une incidence défavorable sur les athlètes, mais qui peut être modifiée, à savoir l’importance accordée à l’apparence corporelle. Nous soutenons que la surveillance du corps est une influence « silencieuse » dans le sport qui n’est pas bien comprise.
Méthodes
Tout d’abord, nous avons élaboré et testé des mesures de l’envie et de la gêne liées au corps en utilisant un processus en plusieurs étapes avec près de 1 400 adolescents sportifs. Deuxièmement, au moyen d’une enquête, nous avons examiné l’impact des émotions négatives liées au corps sur l’attention. Troisièmement, une série d’études expérimentales ont été menées pour tester l’impact de la surveillance du corps sur la performance cognitive et motrice, l’adaptation et la rétention/l’apprentissage. Dans une étude, on a suscité de l’embarras ou de la fierté liés au corps avant l’exécution de la tâche motrice mesurant la durée et la précision du mouvement. Dans une deuxième étude, la surveillance du corps a été déclenchée par des mesures du tour de taille et du pli cutané/de la graisse corporelle avant la tâche motrice. L’éveil/l’affect et les émotions ont été mesurés au moyen du réflexe psychogalvanique et de l’analyse des expressions faciales. Dans une troisième étude, les émotions négatives liées au corps (honte, culpabilité, gêne, envie), l’attention et les performances ont été mesurées quotidiennement. Au total, 292 filles, femmes, garçons et hommes actifs ont participé à ces études. Ils étaient âgés de 13 à 30 ans et avaient des antécédents variés en matière de sports et de participation.
Principales constatations et répercussions
Nous avons mis au point des mesures valides et fiables de l’envie et de la gêne liées au corps :
- Vani, M., Lucibello, K. et Sabiston, C. M. (2023). Development and validation of the body-related embarrassment scale (BREM). Current Psychology, DOI : 10.1007/s12144-023-05183-y.
- Lucibello, K. M., Pila, E., Pritchard, E. M. et Sabiston, C. M. (2022). Validation of the Body-related envy scale (BREV) in adolescent girl athletes. Sport, Exercise, and Performance Psychology, 11, 477-493.
Nous avons constaté que la honte liée au corps a une incidence défavorable sur la capacité d’attention des adolescents :
- Vani, M. F., Lucibello, K. M., Welsh, T. et Sabiston, C. M. (2023). Body-related shame disrupts attentional focus over time in adolescence. Journal of Adolescence, 95, 1520-1527.
Nous avons également trouvé des éléments probants généraux selon lesquels les signaux axés sur le corps ont une incidence défavorable sur la performance motrice.
Par exemple, l’émotion négative axée sur le corps qu’est la gêne entraîne une moins bonne adaptation, et il existe des différences entre les sexes. Les hommes ont démontré des effets négatifs plus immédiats sur l’adaptation, tandis que les femmes ont démontré un impact tel qu’elles ont eu une moins bonne adaptation ultérieure et une moins bonne rétention. Ces résultats ont été publiés récemment :
- Bek, J., Sabiston, C. M., Thibodeau, D. E., Welsh, T. N. Gender-specific effects of self-objectification on visuomotor adaptation and learning. Body Image. 26 sept. 2024; 51:101795. DOI : 10.1016/j.bodyim.2024.101795.
En outre, les stimuli axés sur le corps accroissent le stress et les émotions négatives, ce qui se traduit par une moindre précision dans la tâche motrice, tant chez les femmes que chez les hommes. Ces résultats feront l’objet d’une publication.
Enfin, les adolescents dont le niveau de surveillance du corps est plus élevé ont des temps de réaction plus longs et sont plus marqués négativement par la tâche que les participants dont le niveau de surveillance du corps est moins élevé :
- Sabiston, C. M., Vani, M., Murray, R. et Welsh, T. N. (2023). Body surveillance, but not body-related emotions, impact cognitive and motor performance among adolescents. Journal of Exercise, Movement, and Sport, 54 (1).
L’ensemble de ces résultats révèle que les signaux axés sur le corps sont préjudiciables à la performance cognitive et motrice sous-jacente.
Points forts et limites
Les points forts de ce travail comprennent l’élaboration rigoureuse d’outils de mesure appropriés aux fins d’une utilisation à long terme dans la recherche et la pratique. Les modèles d’étude, y compris les tests expérimentaux des tâches de performance motrice qui sont pertinentes dans les contextes sportifs, étaient appropriés. La grande diversité d’âge des participants, leur expérience sportive variée et l’inclusion de filles, de femmes, de garçons et d’hommes sont des atouts supplémentaires. Les limites comprennent l’échantillonnage intentionnel qui restreint la généralisation, l’utilisation de tâches qui ne sont pas des évaluations directes des compétences sportives et l’inclusion limitée de personnes s’identifiant au-delà du binarisme de genre.
Conclusions et prochaines étapes
L’ensemble de ces résultats révèle que les signaux axés sur le corps sont préjudiciables à la performance cognitive et motrice sous-jacente. Les résultats font progresser les concepts, les mesures et la théorie de l’image corporelle, établissent un lien entre les disciplines liées au sport, à savoir la psychologie du sport, le contrôle et l’apprentissage moteurs, en plus d’offrir des éclaircissements pour la pratique. Les entraîneurs (ainsi que les parents/tuteurs des sportifs) sont ceux qui ont le plus à gagner de ces résultats, puisque la culture sportive doit changer pour que l’on accorde moins d’importance aux signaux d’apparence axés sur le corps. Ces dirigeants sportifs sont les mieux placés pour apporter le plus grand changement par la réduction de ces signaux en communiquant de manière réfléchie et intentionnelle sans mettre l’accent sur l’apparence et en agissant en tant que modèle positif à émuler. Les administrateurs sportifs peuvent tirer profit de la conception ou de l’attribution d’uniformes qui ne mettent pas l’accent sur la forme et l’apparence du corps et qui sont confortables, de sorte que les athlètes n’y portent pas constamment attention. Les administrateurs peuvent également réduire les supports axés sur l’apparence (affiches, documents imprimés) dans les centres de formation et de performance. Il serait pertinent d’étudier à l’avenir les moyens de réduire l’incidence des commentaires sur les médias sociaux dans le cadre de l’entraînement et de la compétition. Enfin, les athlètes peuvent bénéficier d’une prise de conscience des stimuli axés sur le corps et des biais d’attention susceptibles de nuire à leur performance. Il faudra déployer d’autres efforts à l’avenir pour comprendre comment aider les athlètes à élaborer des ressources d’adaptation efficaces.